Fissure
du temps Où l’on
découvre, en recherchant les caractéristiques que devraient révéler à notre
observation les traces du futur, une première fissure du temps. |
Au
détour d’un sentier chaotique de la réserve géologique, mon attention fut un jour
captée par un chevreuil qui m’évita de justesse, en croisant mes pas à toute
allure vers une barre rocheuse donnant sur le vide et ne lui fournissant aucune
issue. Cela faisait une bonne heure que je suivais ce sentier mal tracé sans
parvenir à descendre de cette interminable barre qu’il longeait. Plus le temps
passait et plus je m’éloignai de mon objectif, qui était de gravir le sommet
situé en face. Je décidai alors de me faufiler dans les traces de l’animal,
après avoir réussi à le prendre en photo juste avant qu’il ne disparaisse, et
tombai rapidement sur une faille inespérée. Peut-être avais-je encore le temps
de réaliser mon objectif ? Je constatai que non, car cette faille était
encombrée d’épineux réduisant fortement ma vision et mon rythme de descente, et
je me demandai même si j’allais pouvoir rentrer avant la nuit. Je parvenais
laborieusement à mi-descente quand un envol de perdreaux détourna mon regard.
Soudain, l’espace d’une seconde, j’aperçus mon chevreuil sur un éboulis, juste
avant qu’il ne disparaisse derrière un talus. J’eus alors l’intuition que
j’avais emprunté une mauvaise piste et que c’était derrière ce talus que devait
se trouver le chemin que je recherchai depuis presque une heure. Je ne saurais
dire pourquoi, mais bien que cette sensation ne me paraisse pas rationnellement
fondée, je décidai d’en tenir compte et de rebrousser chemin. Après avoir
péniblement réussi à trouver comment sortir de cette faille par une issue à
peine discernable, je ne tardai pas à vérifier, en réussissant à rejoindre
l’éboulis, que j’avais bien fait de me fier au chevreuil : vu d’en bas, ma
descente initiale aurait été interrompue par une nouvelle falaise
infranchissable, qu’il aurait fallu longer à nouveau pendant longtemps avant de
pouvoir continuer ma descente. Et la nuit serait tombée avant que je ne trouve
le bon chemin ! Ce
n’est que beaucoup plus tard, des mois plus tard, en me souvenant de cette
balade où j’avais failli me perdre à la tombée de la nuit, que je compris que
mon intuition avait été fondée par l’envol des perdreaux ! Je
n’aurais pas attaché d’importance à cette coïncidence* entre les perdreaux et
ma vision fugitive du chevreuil, si je n’étais pas à ce moment là occupé à
cogiter l’idée que les coïncidences pourraient peut-être s’expliquer en vertu
de la Loi de Convergence des Parties. Car il me semblait que cette loi devait
être à l’origine de la formation de traces du futur. Je
suspectais que cette coïncidence représentait une trace de mon propre futur, et
je me demandais si nos intuitions, en général, ne relèveraient pas de la
détection presque inconsciente, ultérieure à une ou plusieurs observations, de
traces du futur. Faisons
un point sur la... ... ... ... ... ... Il se pose
alors la question suivante : la Loi de Convergence des Parties
pourrait-elle nous débarrasser du hasard de cette coïncidence entre mon
chevreuil et mes perdreaux, en nous mettant sur la voie d’une « cause
future » ? Que
faut-il faire pour parvenir à une telle explication ? Imaginer l’avenir
potentiel de ces animaux, ou simplement l’effet que cette coïncidence a eu sur
mon propre futur, sur mon Arbre de Vie ? Une
chose est sûre, sans ma présence il n’y aurait même pas eu de coïncidence. Je
suis donc clairement impliqué dans l’affaire. Considérons donc mon propre
futur: j’ai pu échapper à l’épreuve de passer la nuit dehors en pleine nature,
sans lampe de poche ni vêtements chauds, perdu dans la montagne à un endroit
où, même de jour, il est déjà difficile de retrouver son chemin. Mon
Arbre de Vie n’avait-il aucun scénario de mémorisé dans lequel j’aurais pu
tomber malade après avoir pris froid ? Ou avait-il un autre scénario
obligatoire à m’imposer à ce moment de ma vie ? Reconnaissons que cela ne
tient apparemment pas debout, et surtout que cela n’explique pas mécaniquement
pourquoi les perdreaux s’envolent au moment même où le chevreuil va
réapparaître fugitivement dans mon champ de vision. En fait, l’explication
semble toute simple et purement causale : les perdreaux s’envolent à cause
de mon passage, et j’ai eu la chance d’arriver par hasard à leur niveau au
moment même où le chevreuil était encore visible : encore le hasard. Cela ne
tient pas, car justement c’est la faible probabilité de cette chance que nous
jugeons invraisemblable, et par ailleurs, il est tout à fait raisonnable de
penser que je me trouvais en face d’une bifurcation dans ma vie, c'est-à-dire
en face de deux branches : choisir ou ne pas choisir de me fier au
chevreuil, car je pense que c’est bien mon libre arbitre qui est responsable de
ma décision, contre toute attente rationnelle, de suivre ses traces. Je me
permet de ranger ainsi ce couple d’animaux dans la catégorie de « trace du
futur » suspecte, et en l’occurrence de mon propre futur, sans pour autant
expliquer cette trace pour le moment. Pour cela, d’autres développements sont
nécessaires. Plus
encore qu’avec les traces du passé, nous imaginons bien qu’une incertitude
assez grande puisse régner sur ces traces du futur que l’on pourrait
« glaner ». Elles peuvent être de natures très distinctes, qu’il
s’agisse de calculs sophistiqués ou de coïncidences, de consultation d’oracles
ou de tout ce que nous pourrions qualifier en général de « signes du
destin ». Ce qui
nous intéresse ici n’est pas de savoir si les traces que l’on suspecte sont
liées à des certitudes d’avenir mais d’apprendre à les distinguer de fausses
traces, c'est-à-dire d’illusions, de projections et d’idioties en tout genre. Car
même incertaines, de bonnes traces restent dignes d’intérêt. La Loi
de Convergence manquante nous fournit la piste suivante : en
appliquant les mécanismes créateurs d’ordre vers le passé de cette loi, on
vérifiera tout d’abord que les traces du futur devraient relever de
l’observation d’un ensemble d’éléments bien plus ordonné dans son état présent
que dans son état futur, création d’ordre oblige. Mais il nous faut exclure les
ensembles pour lesquels cet ordre existerait déjà ou serait encore plus ordonné
dans le passé, comme c’est le cas par exemple de n’importe quel système en
train de se dégrader. Une
trace du futur ne peut donc se manifester sous la forme d’un ordre observé que
si cet ordre n’a pas d’explication causale, sans quoi cet ordre ne serait
qu’une trace d’un passé encore plus ordonné. Peut-on
de ce point de vue considérer mon couple d’animaux comme une trace du
futur ? Il y a effectivement une création d’ordre : la concordance entre l’envol de perdreaux, la déviation de ma vision, l’apparition du chevreuil et par dessus le marché, l’intérêt pour moi que tout cela arrive de façon parfaitement ordonnée. Le moindre retard, la moindre absence de coordination feraient désordre en donnant l’impression que j’ai raté une chance qui m’était donnée d’échapper à une nuit à la belle étoile et ... ... ... ... ... ... ... On voit
ainsi que la première source de certitude concernant les traces que l’on peut
espérer rencontrer de notre propre futur, d’après notre Arbre de Vie, va
nécessairement mettre en jeu nos intentions, et par conséquent notre propre
fiabilité face à nous-mêmes, et je dirais même plus notre intégrité morale ou
encore notre authenticité, en tant que capacité à ne pas nous mentir à
nous-mêmes sur nos véritables intentions. En
effet, si nous voulons observer les traces d’un futur qui nous concerne, la
moindre des choses serait de nous questionner intérieurement sur l’authenticité
de nos véritables intentions, au risque de nous exposer à des traces multiples
qui se contrediraient les unes les autres. Les
traces du futur dans lequel nous sommes impliqués peuvent donc être recherchées
dans l’observation d’un ordre non causal, mais à condition que nos intentions
soient fiables. Or
cette condition de fiabilité de nos intentions nous confronte à une
contradiction : pour que cette fiabilité soit réelle, il est préférable
que nos intentions soient accompagnées des moyens de les réaliser. Mais si
tel est le cas, cette réalisation finit par s’inscrire dans le cadre de la
causalité, et aucune trace du futur de cette réalisation n’est donc plus à
espérer ! Voilà bien un sacré dilemme ! Car
cela expliquerait pourquoi nous n’observons pas, ou si peu, les traces de notre
futur : tout simplement parce qu’en imaginant les moyens que nous
pourrions utiliser pour réaliser notre objectif, nous inscrivons nos futures
actions potentielles dans une stratégie causale, l’un de ces moyens devenant
ainsi la cause de notre futur. Et ceci annihile donc toute possibilité que ce
futur dérive d’autre chose que de ces moyens, en rendant ainsi impossible
l’apparition de traces non causales ! Une
troisième condition devrait donc être ajoutée à notre recherche de traces de
notre futur : nous devrions être déterminés, mais ne pas encore
savoir comment réaliser nos intentions ! Il y a
donc un conflit potentiel entre les deux types opposés de traces que nous
pouvons suivre pour réaliser nos intentions, sachant que les moyens que nous
nous donnons représentent des traces causales, c’est-à-dire des traces du
passé. Posons nous maintenant la question de sélectionner parmi ces deux
« déterminismes » qui prétendent gouverner le temps dans des sens
contraires, je cite la croissance de l’entropie et la convergence des parties,
celle qui est le plus à même de nous aider à réaliser nos intentions ! Là où
la loi d’entropie croissante entraîne dispersion, irréversibilité et
imprévisibilité, la Loi de Convergence des Parties nous parle de rangement et
de rassemblement de tout ce qui se ressemble ! Quelle assemblée
préféreriez-vous élire pour décider comment l’univers doit se comporter ?
Celle qui prône le désordre et la dispersion, ou celle qui fait tout pour
rétablir le bon ordre des choses ? Même la
fin d’une vie, qui dans le sens inverse du temps correspond à une naissance,
n’a rien à voir avec le drame de la mort. Il s’agit d’une
« décroissance » de l’individu accompagnée d’une réorganisation
génétique de toute l’information qui le caractérise, c'est-à-dire une
transformation qui ne perd rien du tout. Ne serait-ce pas la meilleure façon de
mourir ? La
différence entre une loi qui consiste à augmenter le désordre, sans donner de
règles de calcul prévisionnel autres que statistiques et limitées dans le
temps, et une loi qui consiste à augmenter l’ordre, mais dont nous ne
connaissons pas encore les règles de calcul, est à peu près la même que la
différence que nous ferions entre deux amis, le premier vous demandant de le
suivre tout en déclarant qu’il ne sait pas où il va car son itinéraire relève
du hasard, et le second déclarant qu’il va au même endroit que vous car l’union
fait la force ! Auquel
des deux feriez-vous le plus confiance ? Léo
Rosten écrivait : « Si l’on ne sait pas où nous mène un chemin,
alors on peut être sûr qu’il nous y mènera ». La
question « Mais où ? » est ici en effet caduque, la réponse
étant « Où l’on veut qu’il nous mène bien sûr », sachant que cet
endroit doit tout d’abord émerger dans notre intention, et dans ce cas il vaut
mieux se faire accompagner par le second partenaire avec lequel nous sommes
toujours en accord, et surtout pas par le premier. Car dans le cas contraire,
cela équivaudrait à déléguer la réalisation de nos intentions à celui qui se
laisse porter par le hasard. Mais en
adoptant un comportement inspiré d’une loi fonctionnant à contresens du temps,
ne remettons-nous pas excessivement en question la causalité, avec le risque
que notre comportement s’en ressente de manière encore plus absurde que ... |